Montréal, Juillet 2027
Mais avant de partir, Jan avait des comptes à régler. Pour passer le temps, ou peut-être pour combler un vide intérieur, il jouait au poker une fois par semaine. Une manière de rester à l’abri du couvre-feu instauré par le fédéral un an plus tôt.
Fidèle, un copain rencontré chez Mi-Jo, l’avait introduit à ces soirées arrosées avec quelques ratés du quartier, des incasables. Le repaire : chez Nel, coureur de jupons notoire. Dire qu’il aimait les femmes serait bien en deçà de la vérité. Il les adorait, les dévorait. Dangereusement.
Ils avaient un pacte : quatre gars, une soirée de poker. Pas de femmes. Leur moment de répit. Mais Nel rompit l’accord un soir de pleine lune. Il débarqua avec une belle-de-nuit aux jambes interminables et à la poitrine généreuse. Gisèle. Une amie du cousin de Nel. Enzo et Fidèle, tout sourire et tout raide, n’en croyaient pas leurs yeux. Jan, lui, tenta de rappeler la règle : entre boys, pas de jupons.
— Menteur, lança Enzo. Tu l’as rêvé, Jan.
— Qui a dit ça ? rétorqua Nel. C’est toi, Fidèle ?
— Non, pas moi, répondit-il.
Ils éclatèrent de rire, la pute les fixant comme une tireuse d’élite. Jan ravala. Ce n’était pas la première fois que Nel l’humiliait. Il avait cette manie de le rabaisser, surtout devant les autres. Jan encaissa. Mais en silence, il se promit vengeance.
Ces trois hommes opéraient dans l’ombre un réseau criminel bien huilé, mêlant immigration clandestine, prostitution et drogue. Nel, passeur expérimenté, faisait entrer des migrants vulnérables qu’il exploitait ensuite. Fidèle, lui, gérait les filles, certaines venues du même réseau, souvent sous menace. Enzo, chimiste reconverti, était le roi des drogues de synthèse. Tous les trois vivaient sur la misère humaine, à l’abri de la justice.
Pendant que Jan se faisait traiter de menteur, Enzo allumait un cigare, Fidèle versait le scotch, et Nel avait déjà les doigts dans la culotte de mademoiselle. Jan ? Un peu menteur, peut-être, mais pas au niveau de ces repris de justice.
Enzo, petit nerveux aux doigts chargés de bagues, avait déjà escroqué des personnes âgées au téléphone. Une crapule. Condamné à un an de taule, sous probation, il s’en était tiré en accusant son associé. Selon la police, la marchandise n’avait jamais existé. Il mentait comme il respirait, sourire moqueur en prime. Jan n’avait jamais supporté sa tronche.
Quant à Nel, beau parleur, il vendait des rêves à toutes ses conquêtes. Résultat : deux divorces, trois faillites, et plusieurs accusations de violences conjugales. Un beau salaud. Fidèle, lui, était le plus discret du lot. Un gars de taverne, là pour les cartes. Jan l’aimait bien. Jusqu’à ce soir.
— Elle est mignonne, hein, Jan ? lança Nel, goguenard.
— En plus, elle te coûtera rien. C’est moi qui paye, ce soir.
Jan ignora, brassant les cartes, plaçant ses jetons.
— C’est ton tour, Nel. Joue.
Fidèle buvait à grandes lampées. La catin, elle, faisait son boulot. Elle se laissait faire, désirer. Après tout, c'était payé pour.
Dans sa carrière d’enquêteur, Jan avait vu des types comme Nel : grande gueule avec les faibles, petit toutou devant plus fort. Un intimidateur en bande. Seul, une loque.
— Tu la veux, Jan ? proposa Nel. Y’a une chambre au sous-sol, tu sais ?
— Non merci, répondit Jan.
Il se leva, se prit une bière, s’assit. Enzo matait. Fidèle buvait. Nel tripotait, léchait. Le poker déraillait. La fille de joie restait professionnelle.
— Jan, dit Nel. On sait que toi et les femmes, c’est... compliqué, non ?
La pièce se glaça. Un froid polaire passa. Fidèle essaya d’apaiser :
— Laisse tomber. Nel est saoul. Faut pas lui en vouloir.
Mais Nel insistait. Il pelotait, léchait. Enzo en rut, se rapprocha. Fidèle, délaissant sa pudeur, se branlait. Jan, stoïque, fumait son cigare, cloué à son fauteuil. Il voulait voir jusqu’où irait cette mascarade.
Nel, ravi, s’attaquait à l’arrière-train de la fille. Enzo y allait aussi. Fidèle, désormais de la partie, la prenait par la bouche. L’orgie battait son plein.
Jan ne bronchait pas. Mais ses yeux trahissaient l’amertume. Des larmes coulaient. Quand la courtisane gémit plus fort, il se leva, essuya ses yeux, déposa sa bière vide et sortit. Sans un mot.
Malgré le couvre feu, Jan marcha deux rues, s’assit sous le pont Jacques-Cartier. Une clope au bec. De l’autre côté du fleuve, les manèges silencieux formaient un décor funèbre. Une fête morte.
Puis, au loin, la porte claqua. Fidèle sortit en sifflotant “We Are the Champions”. Il prit la 2e avenue, disparu. Enzo fila comme un voleur. Restait la pute et Nel.
Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrit. Gisèle descendait en se dandinant. Nel sur ses talons. Il héla un taxi. La chance souriait enfin à Jan.
Il ajusta sa tuque noire, traversa la rue, s’approcha du 207A. Deux coups à la porte. Nel ouvrit.
— Ah, t’es en retard, le party est fini.
— J’ai oublié mes gants. Je peux les récupérer ?
— Bien sûr. Entre.
Nel, trop confiant, trop con. Il blablatait pendant que Jan mettait ses gants en latex.
— T’as encore tout foiré, Jan. Comme toujours. T’es un raté. Un fils de pute comme ta mère...
Le couteau s’enfonça dans sa gorge. Ses yeux s’arrondirent. Jan fit pivoter la lame. Le sang coula. Net.
Il le jeta à terre comme une merde. Puis il fracassa des lampes, retourna des tiroirs, força la porte. Avant de sortir, il siffla “We Are the Champions”, le même air que Fidèle.
Sur Ste-Catherine, un itinérant lui demanda de l’argent. Jan sortit une liasse, la lui jeta, et reprit sa route. Le cœur léger. La soirée avait été rentable.