Berlin, New-Hampshire, Octobre 2027
Jan et Soham avaient passé les deux derniers jours à recouper les maigres indices laissés par Barnes. Au départ, tout pointait vers le Vermont : une cabane isolée, des téléphones jetables, quelques achats réglés en liquide dans des quincailleries locales. Mais un détail coinçait. Le numéro griffonné par Barnes avait un indicatif du New Hampshire. Intrigués, ils avaient poursuivi les recherches. Une commande récente de panneaux solaires, livrée sous un faux nom, les avait menés près d’un chemin forestier à l’extérieur de Berlin, dans le New Hampshire. Isolé, proche de la frontière, parfait pour disparaître. En croisant des registres fonciers, des images satellites et des relevés des services d’urgence, ils avaient fini par le trouver — une propriété enregistrée au nom d’une ancienne société tech, enfouie dans les montagnes Blanches. Jan encercla le point sur une carte papier. « Le Vermont, c’était une diversion », marmonna-t-il. Soham hocha la tête, déjà en train de boucler son sac.La route s’étirait devant eux, droite, monotone, bordée de pins encore humides de la dernière pluie. Le ciel, bas et lourd, semblait flotter à quelques mètres au-dessus du pare-brise. Jan conduisait d’une main, concentré mais détendu, les yeux rivés sur la ligne blanche. À sa droite, Soham gardait le silence depuis un moment. Elle observait le paysage défiler, ce no man’s land rural entre deux États, où les stations-service étaient aussi rares que les souvenirs heureux.
Elle brisa enfin le silence.
— « Mon père nous faisait lever à l’aube, » dit-elle doucement, presque comme si elle se parlait à elle-même. « On allait aux champs avant le petit déjeuner. Même Ana y allait, quand elle était encore petite. »
Jan jeta un coup d’œil dans sa direction, sans parler.
— « Il disait que la terre, c’est pas quelque chose qu’on possède. C’est quelque chose qu’on mérite. » Elle sourit légèrement. « Et qu’on doit mériter tous les jours. »
— « C’est pas le genre de discours qu’on entend dans les centres commerciaux, » dit Jan.
Soham haussa les épaules, le regard perdu dans la forêt.
— « Ana détestait ça. Pas les champs, mais l’odeur du matin, la boue dans ses bottes. Elle voulait rester à l’intérieur, près de maman. Quand elle est morte… Ana s’est brisée en deux. Elle ne comprenait pas pourquoi c’était arrivé. Et moi, j’ai fait ce que je savais faire : j’ai continué. Je suis retournée aux champs avec papa. »
Jan ne dit rien tout de suite. Puis il demanda :
— « T’as jamais eu l’impression d’avoir fui quelque chose, en travaillant comme ça ? »
Soham secoua lentement la tête.
— « Non. J’ai tenu. C’est pas pareil. Et puis, on s’aidait tous entre fermiers. Quand un tracteur tombait en panne, quand un veau naissait en avance. Personne posait de questions. On prenait sa pelle et on y allait. »
Jan serra un peu plus fort le volant.
— « Ça me manque. Enfin… je dis ‘ça’, mais j’ai jamais vraiment connu ça. À Rivière-Verte, on t’apprenait surtout à obéir. Aux flics, Aux professeurs. Surtout aux parents. »
Elle tourna la tête vers lui.
— « Peut-être qu’on aurait dû échanger nos enfances. »
Il sourit enfin, un sourire en coin, presque triste.
— « T’aurais pas tenu deux jours chez nous. Trop de béton, pas assez de ciel. »
Elle rit doucement.
— « Et toi, t’aurais pas supporté de ramasser des patates au petit matin. »
— « Tu serais surprise. »
Soham avait posé sur ses genoux un petit contenant de salade de thon. Pas de fourchette. Juste un morceau de pain cassé pour ramasser le tout. L’odeur de vinaigre et de poisson flottait dans l’habitacle.
— « Pas le pire repas sur la route que j’aie mangé, » murmura-t-elle.
Jan jeta un coup d’œil, esquissa un sourire.
— « T’es audacieuse de dire ça. »
Elle haussa les épaules, mâchant lentement.
— « Manque de poivre. Ou d’olives. Ou d’une planète un peu moins foutue. »
Il ne rit pas, mais son sourire resta. Le silence revint, ponctué seulement par le bruit des pneus sur l’asphalte.
Le sandwich disparu, elle lui tendit sa salade de thon entamée. Il la prit sans un mot. Ils mangèrent comme des gens fatigués — vite, sans faire d’histoires.
Un silence complice s’installa. La route continuait, mais ils n’étaient plus tout à fait les mêmes qu’au départ.
Le soleil déclinait lentement derrière les collines, projetant des ombres longues sur l’asphalte craquelé. Après plusieurs heures de route, de silences partagés et de bribes de confidences, Jan finit par ralentir à l’approche d’un petit panneau en bois défraîchi : “Motel Valley Pines — Vacancy”.
Il gara la voiture devant un bâtiment bas, bordé de sapins maigres et d’un distributeur de glaçons à moitié cassé. Une enseigne clignotait paresseusement. Trois voitures dans le stationnement. Pas un bruit. Parfait.
— « On s’arrête là, » dit-il. « On fera les derniers kilomètres demain matin. »
Soham hocha la tête. Elle sortit lentement, s’étira, puis observa les lieux avec un demi-sourire.
— « Charmant. On dirait un décor de film d’horreur. »
Jan haussa les épaules.
— « Moins de caméras que dans un hôtel trois étoiles. »
Ils entrèrent dans le petit bureau d’accueil. Une femme d’une soixantaine d’années, coiffée comme dans les années 80, leur tendit deux clés sans poser de questions. Numéros 7 et 8.
Quelques minutes plus tard, ils se retrouvèrent devant leurs portes de chambre.
— « Demain, » dit Jan, en ajustant sa veste. « On voit Billy. Tu penses qu’il va parler ? »
Soham hésita, puis répondit :
— « Il a ses raisons. Il a toujours eu ses raisons. Mais je pense qu’il a besoin de vider son sac, plus que nous avons besoin de l’entendre. »
Un silence.
— « Bonne nuit, Jan. »
— « Bonne nuit, Soham. »
Elle entra dans sa chambre. Lui aussi. Dans la pièce, seule la lumière du néon filtrait à travers les rideaux. Le lit grinçait. La moquette sentait le renfermé. Mais ce soir, rien ne l’empêcherait de dormir.
Demain, ils reprendraient la route. Demain, ils trouveraient Billy. Et peut-être, enfin, un peu plus de vérité.
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