New-Denmark, Décembre 2027
Ils avaient attendu que le jour se lève.
Puis ils avaient frappé.
Des SUV noirs, des agents en veste sans insigne, des drones qui tournaient comme des mouches au-dessus des silos. C’était net, militaire. Pas une descente de police municipale, non. C’était le FBI, version exportée. Bras discret du Pentagone, envoyé en mission « d’urgence bilatérale » au Canada. Personne n’avait vraiment signé, mais tout le monde obéissait.
La ferme des Ouellette fut la première. Puis celle de Morneau. Et après, Old Mills.
Tim et Julie avaient vu les véhicules arriver par la route de terre, en file serrée. Trop bien coordonnés pour des visiteurs. Pas un mot échangé entre les agents. Juste des gestes, des regards, des fusils d’assaut.
Ils avaient fouillé les granges, les trappes, les fosses à purin. Ils avaient retourné les seaux, éventré les matelas, scanné les moindres ondes émises. Tim, calme comme à la messe, s’était contenté de dire qu’il n’avait vu personne d’étrange depuis la dernière vente de carottes. Julie, elle, avait préparé du café.
Un homme chauve, yeux d’acier, s’était approché d’elle :
— « Vous hébergez des fugitifs. Une journaliste. Un ancien flic. Et un analyste de la CIA. »
Julie avait levé les sourcils.
— « Si j’hébergeais tout ce monde-là, vous pensez bien que j’aurais pas le temps de faire du pain. »
Rien. Ils n’obtinrent rien. Ni noms, ni mouvements, ni fréquence radio. Pas un souffle.
Pendant ce temps, à un kilomètres sous terre — ou presque — le tunnel Blue Bell retenait son souffle.
Jan nettoyait silencieusement son couteau. Billy, à genoux dans un coin, réajustait un capteur de vibration au seuil du tunnel. Soham notait à la main ce qu’il disait, concentrée, les cheveux attachés haut, ses lunettes embuées par l’humidité.
— « Il y a une autre sortie, » dit Billy. « Si jamais ça tourne mal ici. »
Il tapota la carte d’un doigt sec.
— « La réserve indienne Tobique. Près de Four Falls sur la route 105. Jessy, un ami de Loring. Et un collègue de travail. Je lui ai parlé de vous deux. Il aura nourriture et un toit si la situation devient impossible.
Soham leva les yeux.
— « Jessy ? »
Billy hocha la tête.
— « Pas loin. Et on peut lui faire confiance. »
Jan, accroupi près du réchaud, renifla doucement.
— « Tu te rends compte qu’on est devenus ce qu’ils disent. Fugitifs. Terroristes potentiels. Menace intérieure. »
Soham replia la carte.
— « On est juste des gens qui savent trop de choses. Et qui refusent de disparaître. »
Le silence revint. Mais c’était un silence vivant. Résolu. Autour d’eux, le tunnel vibrait doucement du grondement du monde extérieur, comme si les murs eux-mêmes retenaient leur souffle.
Ils avaient mangé vite, sans dire grand-chose. Le froid du sol montait doucement malgré les tapis isolants, et Billy, penché sur son terminal, continuait de taper en silence, éclairé par la lueur bleue d’un vieux écran à basse fréquence. Jan se leva en premier, ramassa deux tasses, les rinça dans une bassine métallique, puis lança à Billy d’une voix tranquille :
— « Essaie de dormir un peu. Même les paranoïaques ont besoin de repos. »
Billy haussa à peine les épaules, un mince sourire dans la barbe.
— « Vous inquiétez pas pour moi. »
Soham s’approcha de lui et posa une main sur son épaule, brève mais sincère.
— « Merci pour tout, Billy. Sincèrement. Bonne nuit. »
Puis elle rejoignit Jan vers l’arrière du tunnel, là où deux lits de camp avaient été montés, à l’écart du reste. Ils ne parlèrent pas tout de suite. Le silence s’installait, mais ce n’était plus celui de la peur. C’était celui qu’on accepte, quand il n’y a rien d’autre à dire, mais que l’essentiel est là.
— « T’arrives à dormir, toi ? » demanda-t-elle sans bouger.
— « Pas vraiment. Toi ? »
Soham secoua doucement la tête, sa voix feutrée dans le noir.
— « J’ai l’impression que si je ferme les yeux trop longtemps, quelqu’un va nous trouver. »
Un moment passa. Puis elle appuya sa tête contre la poitrine de Jan, comme pour vérifier qu’il était bien là, vivant.
Il murmura :
— « Moi, c’est pas ça. C’est… que dès que je ferme les yeux, je revois des choses. Des gens que j’ai laissés. Des choix que j’ai faits. »
Elle tourna la tête vers lui, sans insister, juste présente.
— « Tu parles de quoi ? »
Il mit un temps à répondre.
— « J’étais flic. À Montréal. Homicides. On nous apprenait à compartimenter. À ne pas trop penser. Mais y’a des visages qui s’incrustent. Et d’autres qu’on oublie trop facilement. »
Soham se redressa à moitié, calée sur un coude.
— « Tu regrettes ? »
— « Pas tout. Mais assez pour ne pas vouloir y retourner. »
Dans la lumière rougeoyante du réchaud, son visage semblait un peu plus nu, moins blindé.
— « Mon père disait que les regrets, c’est ce qu’il nous reste quand la colère s’est épuisée. »
Jan esquissa un sourire sec.
— « Il devait en avoir, lui aussi. »
— « Trop. Mais il ne les disait jamais. Je les ai devinés, dans ses silences. »
Elle resta là, près de lui, puis reprit plus bas :
— « Depuis sa mort, j’ai l’impression qu’il flotte autour de moi. Comme s’il attendait que je fasse quelque chose. »
Jan la regarda enfin. Il sortit doucement la petite capsule noire que Billy lui avait confiée, suspendue à une cordelette mate.
— « Billy m’a filé ça. C’est pas grand-chose. Juste un brouilleur passif. Tu la portes près du cœur, et pour les machines, t’es quelqu’un d’autre. »
Il hésita, puis lui tendit.
— « C’est à toi maintenant. »
Soham le prit dans ses mains, sans parler, le regard fixe.
— « Merci, » dit-elle simplement.
Puis, après un temps :
— « Et toi, Jan… tu crois encore qu’on peut changer quelque chose ? »
Il inspira, longuement.
— « Je sais pas. Peut-être pas. Mais rester couché à attendre que ça passe ? Non. Je peux pas. Alors j’avance. Avec toi, maintenant. »
Un silence. Dense mais doux. Deux êtres debout dans l’obscurité, même couchés.
Soham se rallongea, la capsule serrée dans sa paume.
— « Bonne nuit, Jan. »
— « Bonne nuit, Soham. »
Et cette fois, le silence était plein de présence.
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