Maine, Automne 2045
La battue avait commencé à l’aube, sous une bruine froide qui collait aux feuillages comme une peau morte. Jessy avançait en tête, ses larges épaules couvertes d’un poncho usé, les yeux balayants le sentier détrempé. Derrière lui, six membres de sa bande, silencieux, concentrés. Tous portaient des oreillettes cryptées connectées au relais de Barnes, et des modules de balayage fournis par Gaël — compacts, discrets, efficaces.
Ils étaient partis de la réserve Tobique au lever du jour, serrés à l’arrière de deux 4x4 camouflés. Ils avaient quitté les routes principales pour s’enfoncer dans les sous-bois, empruntant d’anciens chemins forestiers effacés par les mousses et les années, descendant vers le sud en direction du Maine. Une fois franchie la frontière officieuse, ils avaient suivi la Route 9, jusqu’à atteindre la région de West Branch — une étendue vaste, inhabitée, densément boisée, d’où provenait un signal intercepté quelques jours plus tôt.
C’est là, entre les troncs détrempés et les sentiers de chasse abandonnés, que la recherche avait véritablement commencé.
Ils cherchaient des signes. Des fréquences BCI parasites, des traces de chaleur anormales, des échos métalliques sous la terre. Des indices d’une cache, d’un passage, d’un signal oublié.
Mais rien. Rien que des souches pourries, des ruisseaux gonflés et le givre qui mordait les doigts.
Vers midi, un bruit d’hélices coupa l’air. Deux jeeps et un drone apparurent à la lisière. Les uniformes verts descendirent vite. Trois hommes, armés. L’un d’eux, jeune, tendu, leva une main.
— « Vous êtes sur une zone d’opération. Contrôle d’identité. »
Jessy s’avança d’un pas. Il ne leva pas les mains. Il n’en avait jamais eu besoin. Il sortit lentement sa carte, celle qu’on lui avait donnée il y a longtemps, et qu’il avait appris à faire peser.
— « Jessy Obomsawin. Réserve Tobique. Droit de passage ancestral. Accord 1873, article 14. Vous voulez vérifier, je vous attends. »
Le militaire hésita. Un autre parla à la radio. Bruits de souffle. Puis une voix, floue mais ferme : « Laissez-le passer. Trop visible. Trop connu. Trop risqué. »
L’homme revint, jeta un regard à Jessy.
— « Circulez. »
Jessy ne répondit pas. Il salua d’un menton calme, puis fit signe à sa bande. Ils reprirent la route, comme si de rien n’était.
Plus tard, seul, il regarda le ciel et dit à voix basse :
— « Même avec tous leurs satellites, ils n’ont toujours pas appris à lire la terre. »
Odell Autumn 2045
Le point de rendez-vous se trouvait au cœur d’un champ doré. Barnes avait choisi l’endroit avec soin. Aucun drone au-dessus. Aucun signal rebondi. Juste la terre et les tiges, cathédrale brute de la résistance.
La voix de Jessy grésilla dans la radio privée, basse et nette :
— « Barnes. C’est Jessy. T’es seul ? »
Barnes jeta un coup d’œil derrière lui. Gaël et Lila étaient accroupis près d’une caisse, changeant les batteries des brouilleurs portatifs. Soham, à quelques pas, scrutait l’horizon, les sens aux aguets.
— « Rien à signaler. On est dans le maïs. Zone calme. »
— « Reçu. On approche. »
Quelques minutes plus tard, Jessy émergea, massif, le manteau encore mouillé. Quatre autres suivaient, discrets, camouflés de terre et de silence. Pas de lampe. Jessy n’en avait jamais eu besoin.
— « Rien, » dit-il. « On a fouillé les bois, l’ancien dépôt de carburant, la crête sud. Votre matos est bon, mais ils ont changé les règles. »
Barnes secoua la tête, mâchoires serrées.
— « Trop propre ? »
— « Trop parfait. Ils simulent le chaos. Bouclent les signaux, fabriquent du bruit. Votre technologie marche, Barnes. Mais eux aussi évoluent. »
Gaël lâcha un juron discret.
— « Toujours un temps de retard. »
— « Bonne nouvelle, » reprit Barnes, dévoilant une caisse sous une bâche. « Les nano-drones sont arrivés. Black Hornet. Indétectables. Portée courte, mais ça suffit pour cartographier, capter la chaleur, repérer les mouvements. De quoi reprendre l’avantage. »
Jessy acquiesça.
— « Pas mal, l’ingénieur. »
Il se tourna vers Soham, restée silencieuse. Son visage se détendit un peu. Moins méfiant. Presque respectueux.
— « Tu sais que t’es sur des murs, hein ? À Arthurette. Stations-service, postes de contrôle. “RECHERCHÉE : GYPSY”. Ils savent que tu respires encore. Que tu construis. »
Soham ne cilla pas. Elle s’y attendait. Mais l’entendre de la bouche de Jessy, après un échec, enfonçait l’épine plus profondément. Elle toucha machinalement la pochette à sa taille — là où elle gardait les fichiers de Virginia.
— « Alors ils ont peur, » dit-elle.
— « Ouais. Mais le peuple, lui… il doute. Et à Andover, ils crèvent, ils ont faim. Ils attendent quelque chose. Ou quelqu’un. »
Lila, qui traçait des lignes dans la terre avec un bâton, leva la tête :
— « T’es célèbre maintenant. Comme un fantôme qui fait pousser des légumes. »
Tout le monde sourit. Même Jessy. Gaël ébouriffa les cheveux de la petite.
— « Et tu crois que les fantômes mangent quoi, Lila ? »
— « Surtout du silence, » dit-elle, malicieuse. « Et parfois des gens bruyants comme toi. »
Barnes sourit. Soham s’agenouilla devant elle.
— « T’as jamais peur, toi ? »
Lila haussa les épaules. — « Non. Parce que vous, vous avez peur pour moi. Ça suffit. »
Un silence s’installa. Pas pesant. Plutôt vrai. Comme une pause entre deux respirations.
Soham regarda Jessy.
— « Les grandes villes ? »
Il secoua la tête.
— « Cadenassées. Biométrie partout. Caméras capables de détecter les tics du visage. Faudrait des semaines de préparation pour entrer sans alerter personne. »
Soham se releva, épousseta ses genoux.
— « Alors on n’entre pas. On aide ceux qui y sont à sortir. »
Gaël hocha la tête.
— « Les contacts à Tobique sont encore actifs ? »
— « Ils écoutent. Ils parlent pas encore. Mais quand ils parleront… ça fera écho. »
Soham regarda vers les collines.
— « On continue. On déploie les Hornet. On scanne. On cherche Jan. Et Billy. Même si ça prend tout l’hiver. »
Jessy ne demanda pas pourquoi elle était si sûre qu’ils étaient encore en vie.
Elle n’expliqua pas.
Et quand le vent se leva à travers les tiges, tout ce qu’on entendit fut le bruissement du maïs — comme du papier ancien qu’on tourne trop tard.
New-Denmark, Automne 2045
Dans la serre réaménagée, une lanterne diffusait une lumière vacillante sur les murs de plastique. Le soir était froid, mais la chaleur des présences suffisait.
Lila, pieds nus, tournait doucement sur elle-même, bras levés comme une ballerine fatiguée.
— « Et maintenant ? C’est quelle position ? » demanda-t-elle, mi-sérieuse, mi-joueuse.
Soham, assise en tailleur sur une couverture, esquissa un sourire.
— « La grenouille étoilée. C’est une invention. Tu ouvres les hanches et tu fais semblant de briller. »
Lila éclata de rire, un rire clair, sans défense.
— « Tu dis n’importe quoi, madame la rebelle. »
— « Exactement. C’est comme ça qu’on survit. On invente. »
Elles enchaînèrent quelques mouvements, maladroits mais libres. Lila faisait tout un peu de travers, mais avec un sérieux attendrissant. Soham corrigeait parfois, d’un geste lent, jamais autoritaire.
Puis elles s’allongèrent sur le dos, côte à côte, les bras étendus, les respirations s’accordant sans effort.
— « Tu dors parfois ? » demanda Lila, regardant le plafond noir.
— « Pas vraiment. Mon corps s’endort, mais ma tête reste debout. »
— « Moi je rêve. Des chevaux. Des tunnels. Et que tu voles. »
Soham tourna la tête vers elle.
— « Que je vole ? »
— « Oui. Tu cries même pas. Tu fais juste… pouf. Et tu traverses les nuages. »
Un long silence suivit.
Soham sentit, sans comprendre tout de suite, quelque chose bouger en elle. Un nœud profond qui se relâchait, une ligne de fracture qu’un rire d’enfant venait de lisser.
Ce n’était pas de la nostalgie. Ni un instinct maternel. C’était plus ancien. Une sorte de résonance. Lila, sans le vouloir, avait percé la couche de béton que le monde avait déposée sur son cœur.
Soham murmura :
— « Tu sais, t’es peut-être la première personne depuis longtemps qui me fait sentir… humaine. »
Lila ne répondit pas. Elle dormait déjà. Une main posée sur le ventre, comme si elle protégeait une graine invisible.
Soham la regarda longtemps. Puis elle ferma les yeux. Et cette nuit-là, elle dormit vraiment.
Pas de chiffres, pas de stratégie, pas de fuite.
Seulement la paix douce et fragile d’un instant volé au chaos.