New-Denmark, automne 2045
L’air du bureau était lourd, comme figé. Pas de fenêtre, juste le bourdonnement du ventilateur et une odeur persistante de métal. Will Follow était assis, raide, mal à l’aise dans son propre siège. Angela Smith, debout, droite comme un piquet. Trevor Glover restait en retrait, les bras croisés, le visage fermé.
Angela parla la première.
— « Trois tentatives. Trois échecs. Elle disparaît à chaque fois. On a une fuite. »
Will ne réagit pas.
Glover se pencha, ton bas, tranchant.
— « Quelqu’un l’informe. Tu disais que le coin était sous contrôle. Tout ce qu’on voit, c’est une femme qui court plus vite que nos satellites. »
Will bougea, lentement.
— « J’ai fait ce que j’ai pu. Comptes gelés. Accès bloqués. Ces gens… ils vivent sans nous. Depuis toujours. »
Angela se tourna légèrement, les yeux plissés.
— « Tu détournes la conversation, Will. »
Follow ne broncha pas.
— « Je suis lucide. Vous avez pressé chaque parcelle de cette région. Mes gens sont surveillés. S’il y a une fuite, elle vient peut-être de Loring. Là-bas, vous avez des centaines de techniciens. La moitié ignore même ce qu’elle fabrique. »
Trevor Glover s’avança, le ton sec.
— « Tu insinues que Homeland a une taupe ? »
— « Je dis que ce ne sont peut-être pas mes fermiers qui parlent trop. Peut-être que quelqu’un chez vous a retrouvé sa conscience. »
Angela croisa les bras, silencieuse une seconde de trop.
— « On va enquêter du côté de Loring. »
Elle tapa ensuite son stylo contre sa tablette.
— « Ils ont eu leur chance. On coupe tout. Matériel, nourriture, carburant. S’ils ne vendent pas, on crée le besoin. »
Will murmura presque :
— « Vous allez les pousser à s’enfouir encore plus. Ils disparaissent déjà. »
Glover se leva.
— « Ce ne sont pas des fantômes. Ils ont des contacts. Des relais. On les trouve. »
Will le fixa, sans broncher.
— « Si vous brûlez les racines, la vallée entière flambe. »
Glover s’approcha, lent et glacé.
— « Alors qu’elle flambe. »
Angela, sèche :
— « Et pendant que ça brûle… trouvez-moi celui qui vend nos mouvements. On ne perdra plus une opération à cause d’un fermier fantôme. »
Will avala sa salive. Il sentait la menace. Il savait ce qu’ils étaient prêts à faire.
Mais il savait aussi une chose qu’eux ignoraient.
Gipsy n’était plus une cible.
Elle était devenue un symbole.
Will Follow roulait sans musique. Juste le bruit du moteur, un clignotant oublié. La conversation avec Smith et Glover tournait en boucle dans sa tête comme un vieux disque rayé. Il avait tout essayé, tout dit. Et pourtant, ils en demandaient encore. Écraser les fermiers. Forcer la main. Étouffer ce qu’il restait d’humain.
Il serrait le volant trop fort. La ville qu’il avait apprise à aimer lui devenait étrangère. Les visages baissés, les silences qui collent, la peur qui suinte. Il sentait le rouleau compresseur approcher, lent, lourd, intraitable. Et lui, planté au milieu de la route.
Il s’arrêta devant chez lui, coupa le contact. Resta là, immobile. Puis sortit son téléphone, hésita. Cinq ans sans un mot. Il chercha le nom : Brigitte. Appela.
Elle répondit. Voix sèche. Trois silences. Il ne tourna pas autour du pot.
— « Je sais pas ce que je fous. Les arrestations, les perquisitions, les menaces… C’est plus clair. J’sais plus si c’est du maintien de l’ordre ou une opération de nettoyage. CropF... c’est plus ce que c’était. »
Silence.
— « Je voulais ton avis. Juste ça. »
Un soupir, sec.
— « Quitte le navire pendant qu’il est encore temps, papa. Sauve ta peau. Et celle de familles entières. »
Il voulut dire quelque chose. Justifier. Mais rien ne sortit. Elle avait raccroché.
Dans l’habitacle vide, Will sentit un poids creuser son ventre. Une honte ancienne, rance. Peut-être qu’il savait déjà. Que c’était trop tard. Ou juste assez tôt.
Il resta là longtemps, les mains sur les genoux, à regarder sa maison sans la reconnaître.
Loring Air force Base, Automne 2045
La pièce était nue. Murs gris, sol en béton, une unique ampoule suspendue, vacillante comme une menace. Gaël était assis, poings liés, dos droit. Son regard n’avait rien d’un enfant. Il avait l’âge des blessures silencieuses.
Face à lui, deux hommes en uniforme. Ni colère ni sourire. Juste la procédure.
— « Tu t’appelles Gaël, n’est-ce pas ? » dit le premier.
Silence.
— « On sait qui est ta mère. On sait qui était ton père. »
Un frisson dans la lumière. Gaël ne broncha pas.
Le deuxième homme fit glisser une chaise. S’assit. Croisa les mains.
— « Il y a deux façons de faire. Une… tranquille. Tu parles, on prend note, tu rentres chez toi. »
Il pencha la tête.
— « L’autre façon… disons qu’elle est plus directe. »
Toujours pas un mot.
— « Tu penses qu’on bluffe ? »
Ils ouvrirent la porte.
Le troisième homme entra. Gants en caoutchouc. Regard vide. Un seau. Un chiffon. Une planche.
Gaël ferma les yeux un instant. Une seule fois.
Puis les rouvrit. Clairs. Défiants.
On l’attacha. On l’allongea.
Le chiffon fut posé.
L’eau commença.
Gaël se débattit. Le corps criait, mais l’âme tenait. Il pensa à Soham. À Lila. À son père. Il pensa à la terre. Aux graines. À cette odeur de pluie sur le foin sec. À la main de sa mère sur son front, quand il était petit. Il ne hurla pas. Pas une fois.
Les minutes passèrent. Longues. Coupantes.
Le bourreau s’arrêta. Essoufflé. L’autre murmura :
— « Il va craquer. Ils craquent tous. »
Mais Gaël souriait. À peine. Mais assez.
Une voix sèche claqua :
— « Ramenons-le en cellule. Il a besoin de réfléchir. »
Ils le traînèrent, trempé, le souffle court. Il laissait une traînée d’eau derrière lui. Il grelottait. Mais en lui, quelque chose avait tenu.
Quelque chose qu’ils ne pourraient pas briser.
Riley Brook, Automne 2045
Le hangar de Billings, au nord de Riley Brook, était plein. Les bottes sales raclaient le béton, les visages marqués par l’automne, les saisons, les mensonges. Une centaine de fermiers. Des jeunes. Des anciens. Tous rassemblés autour de Julie, Tim et Barnes.
— “Ça suffit,” lança un homme à la barbe grise. “Ils veulent nous faire taire, un par un. Gipsy aujourd’hui, qui demain ?”
Un murmure d’approbation monta. Julie leva la main, calmement.
— “On sait tous ce qu’elle a fait pour nous. Ce qu’elle a protégé. Ce qu’elle porte. Alors si c’est une sorcière, moi aussi j’en suis.”
Un rire bref, nerveux. Mais personne ne souriait longtemps. Le ton était grave. L'heure aux barricades, sans fusil.
Barnes montra une carte, des points rouges. Des fermes surveillées. Des drones signalés. Il parla peu, précis. Tim expliqua ce qu’ils avaient vu, ce qu’ils savaient.
Puis la porte s’ouvrit, large. Jessy entra, suivi de deux membres de sa bande. Silencieux. Solides.
— “Le Conseil a voté,” dit-il sans détour. “Toutes les Premières Nations de l’est se joignent à vous. À nous. À elle.”
Silence. Poids. Respiration suspendue.
— “Pas de violence. Pas de milices. Mais pas de reddition non plus. Chaque ferme attaquée verra débarquer des camions de soutien, des voix, des témoins. On va se montrer. On va rester debout.”
Un vieux fermier, debout près d’un baril de grains :
— “Et quand ils viendront avec leurs armes, leurs papiers, leurs lois ?”
Jessy le fixa droit.
— “Alors, on leur montrera qu’on a quelque chose qu’ils n’ont pas : des racines. Et une mémoire longue.”
Jessy s’était levé lentement, le regard posé sur le cercle de fermiers. Sa voix portait, calme et pleine.
— « Vous savez… on parle souvent de terre, de survie, de résistance. Mais ce qu’on oublie, c’est qu’on est déjà liés. Comme les racines des arbres dans la forêt. Vous connaissez la mycorhize ? Ce réseau invisible qui permet aux arbres de s’échanger des nutriments, de s’alerter, de se protéger… »
Un silence.
— « Eh bien nous, c’est pareil. On pense être seuls dans nos fermes, isolés dans nos silos. Mais on fait partie du même réseau. Ce qu’on donne, ce qu’on défend, ce qu’on protège — ça circule. Ça nourrit les autres. Même quand on ne les voit pas. »
Julie hocha lentement la tête. Tim garda les yeux fixés sur la foule.
Jessy ajouta, en baissant légèrement la voix :
— « C’est comme ça qu’on gagne. Pas en frappant plus fort. En tenant ensemble, comme les arbres anciens. »
Un murmure, cette fois, plus dense. Quelque chose s’ancrait.
Julie serra la main de Jessy. Puis elle se tourna vers les autres.
— “On ne va pas leur donner une guerre. On va leur imposer un peuple.”
Et ce soir-là, autour d’un feu allumé sur un lit de terre gelée, les fermiers restèrent là. Ensemble. Plus unis qu’ils ne l’avaient été depuis longtemps.